Interview du ministre tchèque des Affaires européennes Mikuláš Bek
Depuis un mois, c’est-à-dire depuis le 1er juillet, et jusqu’au 31 décembre 2022, la République tchèque préside le Conseil de l’Union européenne. « L’Europe comme mission », telle est la devise de la présidence tchèque. Le ministre tchèque des Affaires européennes Mikuláš Bek explique dans une interview quels sont exactement les objectifs de son pays – et pourquoi il se sent presque comme chez lui en Allemagne.
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Quels sont les priorités et les objectifs de la présidence tchèque ?
Mikuláš Bek : Au début de l’année, nous pouvions croire encore que seule la pandémie de Covid-19, contre laquelle nous nous battons déjà depuis plusieurs années, aurait une grande influence sur l’organisation du programme de notre présidence. C’était cependant sans compter avec un autre événement inattendu et qui nous a pris totalement au dépourvu, à savoir l’agression russe contre l’Ukraine et la crise qui lui est associée, une crise qui a des répercussions sensibles dans notre vie quotidienne.
Lorsque j’ai pris mes fonctions de ministre des Affaires européennes, il a tout de suite été évident pour moi que la liberté des médias devait être l’une de nos priorités. Ce d’autant plus que la Commission européenne, et plus concrètement sa vice-présidente Věra Jourová, prévoit de présenter sous notre présidence un acte juridique européen sur la liberté des médias, qui traitera de cette question.
La majorité des autres domaines urgents est déjà sur la table depuis un bon moment, mais la situation liée à la guerre en Ukraine a clairement accéléré la discussion sur certains d’entre eux et accru l’importance de certains autres. Il s’agit de la sécurité en général et de la sécurité énergétique, sujets auxquels sont associées la politique de défense commune et la résilience des institutions démocratiques.
Concernant la présidence, quels sont les principaux défis pour le nouveau gouvernement ?
M. Bek : Dès le début, c’est-à-dire à partir du moment même où les troupes russes ont envahi l’Ukraine, j’ai plaidé haut et fort pour que l’Ukraine obtienne dès que possible le statut de pays candidat à l’adhésion à l’Union européenne. D’où ma grande joie lorsque, dès sa session de juin, le Conseil européen a décidé de lui accorder ce statut.
En effet, l’Ukraine a besoin d’une perspective en ce sens que ses habitants qui ont été contraints de quitter le pays puissent y revenir après la fin de la guerre. Dans ce contexte, c’est pour nous un grand défi que de mener la discussion sur l’indépendance du secteur énergétique et la sécurité de l’Union européenne, y compris sur la reconstruction de l’Ukraine après la guerre.
Cela fait 18 ans que la République tchèque est membre de l’UE. À quel point cette situation a-t-elle transformé et influencé votre pays ? Que pense-t-on actuellement en Tchéquie de l’Europe ?
M. Bek : Pendant la majeure partie de cette période qui s’est écoulée depuis notre entrée dans l’UE, j’ai travaillé en fait dans le milieu universitaire, tout d’abord comme vice-recteur puis comme recteur de l’Université Masaryk de Brno. Le bilan de cette expérience, et j’ose le dire également du point de vue des citoyens tchèques en général, est que ces années ont été très fructueuses. Ce sont des années marquées par l’essor économique et qui ont compensé la perte infligée dans le passé par 40 ans de régime communiste.
Néanmoins, tout comme cela a été le cas dans plusieurs « vieux » pays membres, il y a eu en permanence, en Tchéquie aussi, un très grand pan de la scène politique qui, sur le plan de la rhétorique, a adopté vis-à-vis de l’Union européenne une attitude critique, sceptique, hostile ou du moins ambivalente.
Mais en particulier depuis la pandémie de Covid-19, le positionnement de l’opinion publique tchèque à l’égard de l’Union européenne s’est progressivement amélioré, au-delà de la moyenne au sein de l’UE d’ailleurs. Cela est incontestablement lié à la crise que nous traversons du fait de la guerre actuelle, l’UE, de même que l’OTAN, étant perçue dans ce contexte comme un pilier de la sécurité en Europe. À mon avis, l’actuel gouvernement de coalition tchèque a également donné une nouvelle impulsion positive à la relation avec l’Union européenne en remettant la République tchèque sur les rails de la politique européenne et en la ramenant à une culture politique de la négociation et du raisonnement ainsi que de la recherche de solutions consensuelles.
De plus, chaque succès européen remporté face aux conséquences de l’agression russe et de la crise énergétique connexe peut améliorer les rapports avec l’UE. Inversement, il est certain que tout échec à résoudre les problèmes entraînerait une profonde désillusion. Ensemble, nous devons y arriver.
Comment voyez-vous les relations entre la République tchèque et l’Allemagne ? Qu’attendez-vous de l’Allemagne ?
M. Bek : Pendant toute ma carrière universitaire, depuis le début des années 1990, j’ai participé sous une forme ou une autre au renforcement et au développement des relations germano-tchèques, et mon parcours politique actuel, bien que récent, va dans le même sens. Nos relations dans les domaines économique, culturel et humain – et j’ose le dire aujourd’hui également dans le domaine politique – sont excellentes.
J’attends en fait de l’Allemagne la même chose que de la Tchéquie : que nous ne reproduisions pas les erreurs du passé, que nous nous montrions disposés à tirer les leçons de l’histoire et que nous nous libérions ensemble des conséquences des erreurs commises il y a très longtemps, des erreurs comme la catastrophe du national-socialisme ou l’expulsion des Allemands par les Tchèques et la soumission au communisme, et que nous nous détachions des erreurs commises tout récemment encore, comme notre dépendance énergétique et économique commune de la Russie. Vu leur grande expérience des régimes autoritaires, aussi bien les Tchèques que les Allemands sont bien placés pour apprécier la liberté.
Que devraient absolument savoir les Allemands sur les Tchèques pour être mieux à même de les comprendre ?
M. Bek : De tous les peuples européens, nous sommes peut-être celui qui a emmagasiné dans sa conscience collective la plus grande réserve de savoir concernant le fonctionnement des différentes structures et entités multinationales et multiétatiques. Nous avons appartenu pendant près d’un millénaire au Saint-Empire romain germanique, nous avons fait partie de l’Empire d’Autriche et de l’Empire austro-hongrois. En tant que protectorat, nous avons par ailleurs fait partie du Troisième Reich et, pendant 40 ans, de l’empire soviétique. Cette expérience a débouché sur une certaine prudence vis-à-vis du centralisme et explique que nous mettions l’accent sur l’importance de la subsidiarité. Et de ce fait, il est également fort probable que nous soyons aussi en mesure de voir comment des étapes historiques communes peuvent être perçues dans l’optique de Prague, de Vienne ou de Munich.
Prenons un seul exemple qui, s’il remonte loin dans le passé, n’en est pas moins resté actuel. Dans de nombreuses régions de l’Empire des Habsbourg, on a assisté, au cours du XVIIIe siècle, au sein des écoles et des autorités, à une éviction des autres langues et du latin universel au profit de l’allemand. Pour ceux dont l’allemand était la langue, cela pouvait être considéré comme une amélioration dans le sens d’une plus grande efficacité et d’une modernisation de l’administration publique ou comme une manifestation de l’émancipation nationale. Pour les autres, cela représentait au contraire une nouvelle entrave aux opportunités de formation et de carrière, qui créait un environnement inégal. Il suffit de lire les biographies des grands intellectuels, des dirigeants politiques et des penseurs des « Lumières » tchèques du XIXe siècle, les témoignages de ce conflit au sujet de l’inégalité linguistique y sont omniprésents. Or cette inégalité linguistique représente en même temps une inégalité sociale suite à la décision centralisée d’une germanisation de l’Empire.
Par conséquent, c’est peut-être un bien que l’anglais soit aujourd’hui la langue de travail de l’Union européenne, même si ce n’est qu’officieusement, puisque c’est la langue du pays qui ne fait plus partie de l’Union européenne. Ainsi, nous devons tous fournir dans les mêmes conditions un gros effort de précision qu’exige l’expression dans une langue étrangère.
Qu’aimez-vous le plus dans votre pays ?
M. Bek : Je suis originaire de Moravie, j’aime le vin et la musique folklorique de la région à la frontière de la Moravie et de la Slovaquie. Et une partie de l’histoire de ma famille est liée à la Bohême, à la Forêt de Bohême, cette forêt qui représente jusqu’à aujourd’hui pour moi le paysage idéal, un paysage authentique et typique. Et puis, je suis musicologue, j’aime Smetana, Dvořák et Janáček.
Quelle est votre relation personnelle à l’Allemagne ?
M. Bek : J’ai commencé à apprendre l’allemand à l’âge de sept ans. Pour moi enfant, l’ex-RDA était en fait l’endroit où je passais mes vacances à l’étranger : sur l’île de Rügen et dans le massif du Harz, à Berlin-Est ou à Dresde. Ensuite, pendant ma préparation au doctorat, j’ai passé le premier semestre 1990 à l’Université Humboldt de Berlin. Ce fut une période très intéressante. J’ai pu suivre sur place, de près, le processus d’unification de l’Allemagne.
Je touchais ma bourse d’études du gouvernement tchécoslovaque en marks est-allemands. Chaque mois, je mettais beaucoup d’argent de côté, ce qui me permettait de passer la moitié de ma bourse en fraude au poste-frontière Checkpoint Charlie – les douaniers est-allemands procédaient encore à des contrôles et les étrangers n’étaient autorisés à « exporter » qu’un montant restreint en monnaie de l’Est qu’ils pouvaient changer en deutschemarks pour s’acheter par exemple deux livres.
Je restais toujours longtemps à la librairie du Kurfürstendamm et il était difficile pour moi de m’y retrouver dans cette littérature foisonnante en musicologie, sociologie et philosophie jusqu’alors introuvable dans les pays de l’Est. Je me déplaçais à pied dans Berlin-Ouest car les transports en commun m’auraient coûté autant qu’un autre livre ou un billet de concert ou de théâtre. Mais je pouvais aussi assister aux cours magistraux de l’Université technique (TU) et de l’Université libre (FU), ce que je trouvais très enrichissant.
Depuis cette époque, au niveau du travail, je me suis toujours senti presque comme chez moi en Allemagne. Et je suis très heureux d’être membre du Conseil de l’Université d’Augsbourg. Cela me permet de pénétrer la civilisation allemande mieux qu’à travers les médias ou les contacts de travail au niveau ministériel.